Les Vénitiens ne font pas carnaval

Il règne comme une ambiance surréaliste sur le Canal grande à Venise lorsque vous longez à bord d’un Riva ce palais illuminé la nuit. À Ca’Rezzonico, un couple d’amoureux s’embrasse, assis en haut des marches à moitié immergées, déguisés en braqueurs dans la Casa de Papel.

Une touriste anglaise les observe, un paquet de chips à la main, comme si elle était au cinéma. Plus loin, il y a ce faux baron et cette fausse comtesse, costumés comme au bon vieux temps, qui déambulent masqués avec cette nonchalance et dans une démarche fantomatique. Les touristes s’amusent, ils observent, rient et prennent des photos.

Les vénitiens, eux, sont partagés. Les jeunes observent cette effervescence avec scepticisme. « Venise est victime de son succès », souffle Giovanna, vénitienne de naissance. L’afflux de visiteurs complique leur vie et les déplacements au cœur des rues étroites. Les touristes leur  « volent [leur] ville », Les anciens sont plus compréhensifs, comme Bruna, qui porte le titre de Grand-mère des Gondoliers : « c’est beau de voir ces visiteurs venir du monde entier pour perpétuer cette vieille tradition » s’enorgueillit-elle. 

Antonella, assise en terrasse avec sa mère, ricane devant le défilé de toute cette galerie. « Il faut bien s’amuser, je les comprends » philosophe-t-elle même si elle reconnaît que les costumes et personnages incarnés sont « de plus en plus bizarre » lance-t-elle devant ce touriste déguisé en Joker avec une batte de baseball.

« Nous faisions carnaval, se remémore Antonella, mais c’était dans les années 80. Les vénitiens s’habillaient avec des costumes d’époques et allaient dans des soirées exclusives feutrées dans des palaces improbables bordant le Canal. Aujourd’hui, les vénitiens ne font plus carnaval », confesse-t-elle.

Entre « Carnaval » et « Halloween », il faut reconnaître qu’on ne sait plus trop sur quel pied danser. Des masques, de toutes les formes, de tous les goûts et souvent de mauvais goût. Des effrayants, des basiques, des ridicules. Foison d’anges, un Zorro des plus bluffants, un impressionnant Batman ou quelques Spiderman et un sosie presque parfait du Professeur dans la Casa de Papel. On aperçoit aussi certains membres de la famille Windsor, William et Kate, Meghan et Harry échappés de Buckingham Palace qui se déhanchent dans une improbable charcuterie transformée en dancefloor pour la soirée d’ouverture du carnaval.

Il est facile de distinguer les touristes, l’œil rivé sur le GPS cherchant leur hôtel ou un embarcadère, des vrais vénitiens qui vous bousculent rouspétant continuellement : « permesso, permesso ». Veronica, comtesse aux racines italiennes, ne peut s’empêcher de décortiquer les tenues de la plupart des passants. Sensible à l’effort de certains, comme ce jeune acteur sur qui elle a jeté son coup d’œil expert : « ah, il y a du plombé dans sa cape ! Les plis sont maintenus, il y a du volume et il porte un vrai col en fourrure de vison » commente-t-elle. 

Donnant un bon point à ces espagnols et les asiatiques qui jouent le jeu à fond et qui ne se content pas que d’arborer le masque mais qui néanmoins tombent parfois dans le « complètement ridicule, observe-t-elle. Il suffit de regarder ce faux velours de soie, c’est trop transparent. Elle poursuit avec l’analyse de « ces fausses capes froissées » qui lui donnent « envie de louer un costume pour relever le niveau » de la parade.

« Ici, c’est un Carnaval, on ne se déguise pas, on se costume » précise Didier Spang, qui tient le stand Plume NC Design sur la place Campo S. Stefano. Cet éleveur, passionné d’oiseaux, est le seul commerçant non vénitien autorisé à exposer et invité par la Chambre de commerce et de l’artisanat à participer à cette 36ème foire organisée par la ville de Venise.

Ses masques sont entièrement faits à la main, et les prix atteignent pour certains 8000 euros comme pour cette pièce intitulée « Nous deux » : un masque en plume qui a été porté « lors de nombreux défilés Jean-Paul Gaultier et Hermès ».

A l’origine, le carnaval de Venise était « le seul moment où les petites gens se déguisaient et pouvaient faire ce qu’elles voulaient. Elles pouvaient ainsi se mélanger avec ces classes qu’elles ne pouvaient approcher le reste de l’année. C’est pour cela qu’ils se noircissent le tour de l’œil car il ne fallait surtout pas voir un centimètre carré de peau, de peur d’être reconnu » recontextualise Didier Spang.

Ainsi, le masque conférerait comme dans le célèbre film The Mask avec Jim Carrey, un pouvoir qu’ils n’avaient pas d’habitude. Étonnamment, derrière cette symbolique de la dissimulation, les regards deviennent plus perçants. L’illusion de l’autre l’emporte et les échanges visuels se soutiennent davantage. L’ambiance s’ouvre gaiement, nul besoin d’autre artifices, la troupe de masques entre dans le bal et danse, les uns avec les autres, les uns contre les autres. Car, derrière ce masque, la fantasmagorie opère immédiatement et crée une tension érotique. Les couples se mélangent, s’anonymisent, des clins d’yeux s’échangent furtivement. Perdus dans cet immense Venise, aux ruelles toutes semblables, le doute s’installe. Des regards mystérieux se questionnent, s’interpellent, se jaugent et ils paraissent familiers et essaient de se reconnaître, en vain.

Cette année le thème du carnaval est l’amour. Ça tombe bien, entre les odeurs de toute une gastronomie typique avec des légumes grillés du marché, la mortadelle et les salamis, les vins de la région sans oublier les incontournables Prosecco, Bellini et Spritz, tout est réuni pour faire un formidable banquet où après avoir fait bonne chère, les convives passeront peut-être aux plaisirs de la chair.

Une recette simple pour rester vivant et revoir Venise.

Daniel Latif
Photos : DL /DR

El Profesor malgré lui

« Je pense qu’on te l’a déjà dit ? », « tu connais la Casa de Papel ? » ou « c’est fou parce que tu ressemble trop au Professeur », que ce soit au supermarché, dans la rue et même à l’étranger… A force d’entendre cette même ritournelle ou de déclencher l’hilarité des caissières, je suis allé voir à quoi ressemblait Alvaro Morte, l’acteur espagnol qui incarne le fameux « El Profesor » dans cette célèbre série Netflix connue sous le nom de Money Heist. Soit, mais je ne suis pas convaincu. « Tu dois le voir dans le contexte de la Casa de Papel » m’assure-t-on encore.

Alors que j’arpentais les allées de la porte de Versailles à l’occasion de la Paris Game Week, je croisais quelques Cosplayer, ces fans qui incarnent des personnages fantastiques, issus de comics ou autres jeux-vidéo qui ont marqué des générations. Il y a notamment Lara Croft du jeu Tomb Raider, Mario et Luigi du célèbre jeu de Super Nintendo ou encore l’agent des forces spéciales Bandit de Rainbow Six siege. Toutefois, ils restent assez minoritaires dans l’affluence de cette convention, car il s’agit ici principalement d’un rassemblement de jeunes « geek qui n’ont pas cette culture du déguisement, contrairement à la Japan Expo ou Paris Manga et Sci-Fi Show » analyse Adrien, venu spécialement de Rouen pour l’événement dans son costume de personnage de la confrérie d’Assasin’s Creed.

Culture du déguisement, certes, mais pas question de s’approvisionner dans les boutiques officielles de merchandising. Tous ces fans qui donnent vie à leurs personnages fantastiques ont poussé le détail des ressemblances en confectionnant eux-même leurs costumes. Tout est presque fait maison, à partir de tissus récupérés, cousus main comme ces protège tibias recouverts de simili cuir ou ces armes factices en carton ou bois poncé, dont certaines ont été mises en consigne par les vigiles, car trop réalistes.

Plus qu’un travail d’artisan minutieux, il s’agit également d’une performance d’acteur comme Allan, ce fan venu du Sud incarnant le soldat Link dans Zelda, qui interprète avec brio le chant du temps et des bois perdus à l’ocarina, une flûte en forme de tête d’oie. Une envoûtante mélodie qui attire les connaisseurs qui viennent spontanément faire une vidéo ou l’abordent pour un bon mot, un brin nostalgique de cette « belle période » rétro.

Toujours en pleine déambulation, j’aperçois les fameux malfaiteurs de la Casa de Papel. Vêtus d’une combinaison rouge arborant le masque de Dali, l’un d’eux se retourne et m’observe. Coïncidence ou non, il s’agit du moment idoine pour vérifier si la ressemblance avec le chef de la bande de voleurs est notoire. Je fais un signe de la main. Aussitôt, le personnage masqué accourt et m’embrasse : « El Profesor ! Où étiez-vous passé ? Vous nous avez manqué », je reste interdit devant autant d’émotion, « je suis Athènes » me lance naturellement Carole qui se cache derrière le masque. Arrive un deuxième braqueur qui lui aussi me prend dans ses bras : « moi c’est Huston, quel est le plan professeur ? ».

« Athènes et Huston » n’existent pas dans la série, mais ce couple est tellement fan qu’ils se sont créé leurs propres personnages. La scène est surréaliste. Un visiteur, iPhone en main, s’approche : « on peut faire une photo ? ». Et c’est ainsi que s’est improvisé, au cœur de la Paris Game Week, un retournement de situation improbable pour des personnages qui se retrouvent braqués devant les nombreux objectifs des aficionados de tous âges et différentes contrées venus poser comme otages aux côtés des protagonistes de la Casa de Papel et du Professeur, malgré lui. 

Une heure après, l’effervescence de la séance photo redescend. Je rejoins mes confrères Alexandre et Alexandra puis leur raconte mon improbable aventure. Tous deux me scrutent attentivement : « maintenant que tu le dis, ouais, il y a un air… ». Amusés et troublés par la ressemblance, ils s’enquièrent : « mais, tu leur as dit que ce n’était pas toi le Professeur ? ».

J’avoue, j’ai complètement oublié !

Daniel Latif
Photos : DL /DR
Illustration : Carole Sauret