Jeffrey Gibson, les prismes du cœur

Sous les voûtes claires de la galerie Hauser & Wirth, au 26 bis rue François-1er, les œuvres de Jeffrey Gibson semblent respirer. L’artiste américano-choctaw, figure majeure de la scène contemporaine, y présente sa première exposition solo en France : This is dedicated to the one I love – un titre comme une offrande, ou un souffle d’empathie adressé au monde.

Depuis plus de trente ans, Jeffrey Gibson mêle l’histoire autochtone, la culture queer et la mémoire populaire américaine pour inventer un langage visuel où la couleur devient matière spirituelle. Ici, les toiles, les perles et les céramiques forment un paysage où tout vibre. Ses « punching bags » suspendus, gainés de franges et d’inscriptions comme Never let your spirit bend, remplacent le corps, le transcendent. On aurait presque envie d’y cogner, pour sentir la résonance des perles — mais sans gants, on s’abstiendra.

« J’admire ceux qui confectionnent entièrement leurs vêtements », confie-t-il. Chez lui, le vêtement devient sculpture, le motif un acte de résistance. Les perles rappellent la patience des mains, les gestes transmis. Ses nouvelles têtes en céramique évoquent les poteries mississippiennes précolombiennes, mais aussi la fragilité d’une mémoire à modeler encore.

Tout, chez Jeffrey Gibson, passe par la lumière : les couleurs, les spectres, les prismes. « On voit tous la même chose, mais chacun y projette son interprétation », philosophe-t-il. Ces compositions polychromes, qu’il nomme « psycho-prismatiques », semblent capturer les reflets du ciel après la pluie – une métaphore des émotions, multiples, indécises.

Par nature collectionneur d’images et de matières, Gibson tisse un récit où se rencontrent foi, identité et réparation. This is dedicated to the one I love n’est pas seulement une exposition : c’est une déclaration d’amour au geste créatif, à ce qui relie les êtres quand tout vacille.

Une exposition à visiter chez Hauser & Wirth Paris, jusqu’au 20 décembre 2025

Daniel Latif
Photos : DL /DR

Baueneinflugzeug, le livre de Romain Villate prend son envol

Avec Baueneinflugzeug, Romain Villate signe un livre de photographies argentiques à la beauté subtile. Le titre, à lui seul, intrigue et dépayse.

« Il y a l’histoire du nom, d’origine allemande, qui interroge beaucoup les gens et dont je parle peu », confie l’artiste. Tout est né d’un souvenir d’enfance : des petits avions en polystyrène qu’il assemblait autrefois, et qu’il a retrouvés des années plus tard sous forme d’un stock venu d’Allemagne. « J’en ai reçu des centaines, que j’ai partagés avec mes amis. De là est née une vidéo, Build a plane, point de départ de ma réflexion. Ce souvenir m’a fait en créer de nouveaux, que j’ai figés sur pellicule. Le projet est devenu Baueneinflugzeug — construire un avion. Ce mot demande à être creusé, j’aime ça ».

Ce voyage intime nous embarque dans des paysages tantôt familiers, tantôt mystérieux. Romain Villate guide son lecteur à travers des diptyques, des silences, des respirations blanches qui deviennent autant de métaphores du voyage intérieur.

Baueneinflugzeug

La couverture du livre, elle aussi, en dit long : « C’est une partie de film non shootée, en fin de pellicule. J’aime cette couleur grise chaude, traversée d’un dégradé jaune. C’est énigmatique, comme le livre. Une photo vierge, une page blanche : le début de quelque chose ». 

Directeur artistique, artisan-couturier de ses propres vêtements, Romain Villate dévoile ici les coulisses de sa vie : un atelier, une machine à coudre, un fragment du quotidien, sa mère à l’ouvrage. Des fragments de mémoire, autant de traces de ce qu’il appelle ses « bagages commémoratifs » — ceux qu’on construit tout au long d’une vie et qui finissent par soutenir notre dernier vol.

L’art de construire un souvenir

Baueneinflugzeug

Les clichés argentiques traversent le temps et l’espace : des topographies enneigées, des ciels à la lumière douce et diffuse, des constellations figées dans le grain. Tout ici respire la légèreté du ciel et la profondeur du silence.

« Je me soucie peu de la technique, dit-il. Je cherche l’émotion et l’instant ». Le livre rassemble dix-sept ans d’images, prises avec une dizaine d’appareils — de vieux Ikon Zeiss ou Smena Lomo jusqu’aux compacts Olympus ou Yashica —, souvent sur des pellicules périmées. Ce goût du hasard et de l’imperfection confère à ses images une authenticité rare.

« C’est un hommage à l’ordinaire, une collection de beauté et d’ennui figée dans l’imperfection de la photographie argentique », glisse encore Romain Villate.

Baueneinflugzeug

Et c’est bien cette sérénité qui saisit le lecteur : celle de feuilleter lentement, de caresser le grain d’une image, en ressentir la texture particulière, de respirer l’odeur du papier neuf. Page après page, feuille après feuille, on décolle. Et le “mode avion” devient alors une invitation au lâcher-prise.

Baueneinflugzeug¹, un beau livre de photographies, tiré à seulement 500 exemplaires, laisse présager une suite — ce discret “¹” apposé au titre en est peut-être la promesse.

Disponible chez Bonjour Jacob, Ofr, Sans Titre, Echo 119, 1909 Bookstore

Daniel Latif

Célébration et symphonie de couleurs par Frank Bowling

Frank Bowling, né en 1934, est un artiste transatlantique, initialement expressionniste qui a vogué entre Londres à New-York. Diplômé et félicité du Royal College of Art à Londres en 1959, son style a évolué au fil des décennies. « Huit exactement », aime rappeler son fils Ben Bowling, qui dirige actuellement le studio Frank Bowling.

Petit à petit, Frank Bowling est devenu spécialiste de l’abstraction. Ayant toujours eu comme médium artistique la peinture, il n’a cessé d’explorer et d’expérimenter différentes techniques pour représenter ses mémoires et ses expériences personnelles. 

Plus qu’une école, plus qu’un simple objectif, Paris a toujours été « le centre du monde mais aussi un lieu d’inspiration » pour l’artiste qui n’avait qu’une obsession à l’époque, y faire une exposition. 

À 91 ans, et malgré de nombreuses expositions à travers le monde, il s’agit de la toute première exposition solo de Frank Bowling, intronisée chez Hauser & Wirth à Paris. Le « lieu relève d’une haute symbolique », se remémore Ben Bowling qui, il y a deux ans, transmettait à son père les photos de la galerie artistique encore en travaux. 

Il faut se souvenir qu’entre 1955 et 2018, le 26 bis rue François 1er a été le siège des radios Europe 1, Europe 2 et RFM. Un fief historique que Lagardère a revendu et qui s’est réincarné en immense galerie à travers plusieurs étages dédiées à l’art contemporain et moderne.

Ce lieu, dont la magnificence a définitivement inspiré l’artiste New-yorkais qui a peint en proportion ses œuvres qui atteignent pour certaines jusqu’à 4,5 mètres de hauteur. Elles ont été élaborées dans son atelier à Brooklyn, à East River, où Frank Bowling a dû composer en plusieurs étapes sur plusieurs mois pour élaborer de telles pièces gigantesques. 

Le résultat est tout simplement époustouflant et des plus inspirants. L’eau est un élément récurrent que l’on remarque dans le travail de Frank Bowling : « ce n’est pas seulement un collage, c’est une peinture qui imbrique plusieurs niveau de lecture, y compris dans son processus de fabrication de cette peinture » théorise Neil Wenman, Creative Director pour Hauser & Wirth, à propos des peintures intitulées Skid et Dawn. « Cela s’observe notamment par ce mouvement de gravité qui a été inversé », poursuit-il. 

Il en résulte une association de tableaux immenses où l’on devine des natures mortes dans un encadrement qui pourrait laisser croire que l’on fait face à plusieurs tableaux, mais en fait il s’agit d’une seule et unique pièce entière. Mêlant couleurs vives dans un enchevêtrement de strates où l’on distingue cette partie supérieure sorte de la sphère aérienne, un niveau terrestre et le dessous du sol. Cette observation se concrétise parfaitement sur le tableau intitulé Dancing, où Ben Bowling y décrit ce « coucher de soleil cataclysmique au-dessus d’arbres qui bordent une cascade d’eau »

« L’eau est essentielle pour la vie de mon père, il y fait de constantes références à travers ses œuvres » argumente Ben Bowling. Cette omniprésence procure cette sensation rafraîchissante qui invite le spectateur à plonger dans ses œuvres. Les interprétations sont nombreuses et l’artiste est entièrement ouvert à ce que le  visiteur puisse s’inspirer et y voir librement ce qui le touche. 

Le regard est absorbé par le panachage des couleurs entre les différents échos des tableaux mais il l’est d’autant plus par ces artefacts que l’artiste y a greffés. C’est de surcroît, l’une des caractéristiques que l’on retrouve dans les œuvres de Frank Bowling, ces différents souvenirs glanés, ça et là, dans son studio comme ce pinceau brosse plat, ces morceaux de feuilles ou ces bouts de ficelle, qui se marient harmonieusement bien avec les peintures. Une performance « un peu comme un D.J., où à la fin du spectacle, il lâche son micro » compare Neil Wenman. Ces objets sont comme un journal intime, une histoire narrative qui raconte la production du tableau. 

Toujours dans une inspiration créative mais avec l’envie de poursuivre son travail selon sa technique expérimentale bien personnelle, Frank Bowling joue avec les couleurs et les géométries, observe comment la peinture réagit, l’explose et la laisse s’étendre sur la toile. Il s’affranchit de la « technique du collage dans son sens conventionnel » et additionne les toiles selon un procédé de marouflage très particulier. 

Enfin, Ben Bowling — qui confesse ne pas toujours comprendre « d’où vient cette inspiration et cette création », synthétise l’esprit des œuvres de Frank Bowling à la façon d’un spectacle de jazz. Une performance qui donne du rythme et où l’improvisation a une place primordiale pour à chaque fois donner naissance à quelque chose des plus authentique, des plus singuliers pour ne pas dire unique. 

Exposition du 22 mars au 26 mai 2025

Hauser & Wirth Paris
26 bis rue François 1er
75008 Paris

Visite théâtralisée du Musée Jacquemart-André

C’est au détour d’une déambulation dans le VIIIème arrondissement de Paris, qu’on découvre quelques joyaux architecturaux comme cet hôtel particulier du XIXème siècle où se trouve le Musée Jacquemart-André.

Habituellement, l’on y découvre une riche collection dans une ambiance intimiste à travers un parcours labyrinthique, défilant les différents salons majestueux où les peintures, sculptures, meubles, tapisseries et objets d’arts font voyager de part en part entre le XVI et XIXème siècle. 

Ce week-end, et pour la deuxième édition, certains chanceux ont pu faire l’expérience d’une visite théâtralisée. L’occasion de redécouvrir les lieux avec une performance singulière des jeunes comédiens de l’association Héritages, tous élégamment costumés pour une immersion encore plus surréaliste dans l’intimité des anciens maîtres des lieux.

Les majordomes qui vous accueilleront sur le perron de la Cour d’honneur, suivez ensuite les valets qui vous guideront le long des salons où vous rencontrerez les soubrettes puis laissez-vous surprendre et embarquer dans un voyage, le temps d’une flânerie interactive, avec des comédiens dont l’écriture de la pièce de théâtre et la confection des costumes été entièrement réalisée par leur soins.

Daniel Latif
Photos : DL /DR

The House from : les maisons cultes au-delà des murs

« 295 Lafayette Street », « 90 Bedford Street » ou bien « 66 Perry Street » à New-York ou encore le « 1709 Broderick Street » à San Francisco…

Ces adresses ne sont peut-être qu’un détail pour vous, mais pour les fans ça veut dire beaucoup. Il s’agit, en effet, des maisons ou façades d’appartements que l’on aperçoit dans ces films ou séries télé, plus connues sous le nom de plans généraux ou establishing shots, dans le jargon Hollywoodien. 

Le réalisateur Tommy Avallone s’est intéressé aux relations parasociales qui lient les fans de séries — et parfois même les acteurs — à des lieux qu’ils n’ont jamais connus ou qui n’ont jamais existé.

Et pour cause, même si les façades des appartements sont New-Yorkaises ou que les maisons aperçues se trouvent à Philadelphie ou Chicago, ce n’est qu’un leurre, car la grande majorité de ces productions cinématographiques sont tournées en studio à Los Angeles. À la grande déception d’un grand nombre de spectateurs qui longtemps ont cru que ces maisons étaient réellement les lieux de tournage ou de vie des acteurs. 

Ceci pourrait être le début d’une piste pouvant expliquer cet attachement émotionnel qui pousse inlassablement foison de touristes à se rendre devant ces lieux à la façon d’un pèlerinage.

Disponible en visionnage sur iTunes et sur Amazon video, The House from… est un documentaire enthousiaste d’une heure quarante pendant lesquelles l’on suit Tommy Avallone à la rencontre de ces fans de séries, des voisins mais surtout des propriétaires de résidences plus que familières, comme la résidence de Kevin dans Maman, j’ai raté l’avion, qui nous partagent leur quotidien, le rôle et l’engagement vis-à-vis des fans puis la charge que ces célèbres demeures leur confèrent. 

Mieux que des simples coulisses de tournage, il s’agit d’une réelle investigation autour d’éléments topographiques, certes triviaux, de formats télévisuels qui font désormais partie de la culture populaire et représentent un réel marqueur socioculturel pour toute une génération aujourd’hui, comme Anne-Charlotte, inconditionnelle de la sitcom Friends qui raconte l’avoir « tellement vue, qu’elle a,  l’impression de pouvoir s’y repérer sans jamais y être allée »

Une exploration qui mène à une réflexion autour de ces lieux tellement présents dans les media, comparable avec ces aventures en urbex : fortement chargées en histoire, mais dont il vaudrait mieux se contenter d’admirer la façade extérieure iconique et s’abstenir de les visiter. Car, au-delà, il y a le risque d’être tout simplement déçu et de se retrouver face à un NPAI.

Daniel Latif

Accrobsession

Pendant mes RTT où j’étais en PLS à DL des PDF à cause de mes RDV, je dois RSVP au SMS ASAP pour aller aux JO. Je sors la CB pour prendre un billet SNCF D’abord TER puis TGV puis RATP.

Assis en POV devant une MILF qui vit aux US à LA, ancienne DAF pour les GAFAM, elle se prend pour SAS. Elle m’assure que les IA vont MAGA. Après avoir demandé mon ASV OKLM, elle s’écrie SOS lorsque je lui réponds que je n’ai pas SC mais juste IG ou FB, STV.

Elle insiste : 

– CDI ?
– RAS
– LOA, LLD ?
– RAF
– PEL, ISF ?
– JPP, vous êtes du FBI ?
– NTM, je suis pas ta BFF, MDR.
– OK, LOL.

Elle m’a mis KO, j’ai cru que j’étais en GAV SMLP.

Parentalités…

Ils s’appellent Scooby-Doo, Milou, Rex ou Lassie et dans l’imaginaire du XXème siècle, ils étaient les vedettes du petit écran. Aujourd’hui, la fiction dépasse la réalité, le chien n’est plus un animal de compagnie, il est devenu un membre à part entière de la famille. Sur le carnet du vétérinaire, ils s’appellent Frankie, Robert ou encore Monsieur Philibert mais dans la rue, au quotidien, leurs « papa et maman » les surnomment volontiers « mon bébé », « ma fille ».

Ils défraient la chronique à travers le monde. Notamment, lorsque Lady Gaga promet 500 000 dollars de récompense pour retrouver Koji et Gustav, ses deux bouledogues français kidnappés lors d’une balade. Ou encore, Commander, le berger allemand du président Joe Biden qui s’en est pris à de nombreuses reprises au personnel de la Maison Blanche et aux membres des services secrets.

L’idée d’un tel ouvrage est venue à l’esprit d’Helder Vinagre « lors d’un séjour à Deauville où énormément de personnes se baladent paradant avec leur petit chien dans des sacs parfois de grandes marques ». Les instants d’après, il remarque un autre chien confortablement assis dans une poussette alors que l’enfant essaie de marcher péniblement. Frappé par cette scène, Helder Vinagre se remémore ces nombreux clichés, pris lors de ses balades avec le collectif Regards parisiens, qui foisonnent dans ses archives et qui interpellent sur « la place de l’enfant et de l’animal dans la famille ».

Assiste-t-on à la fin de la période de l’enfant roi au profit d’une nouvelle ère où le chien serait le roi ?

Une série de photographies des plus originales qui reflète les mœurs de notre société. Car, de nos jours, on donnerait tout pour le toutou. En effet, tant d’années après les avoir personnifiés, le rapport des forces a basculé.

Insatisfaits de réclamer perpétuellement l’attention de leurs maîtres, les chiens ont quitté l’habit de seconds rôles pour devenir le centre de l’attraction. Une déification qui pousse l’humain à leur ouvrir même des pages Instagram pour suivre et aimer leur moindres faits et gestes de leurs vies de chiens.

À travers ce beau livre, les scènes de notre quotidien, habilement capturées par Helder Vinagre, suscitent de nombreux questionnements et ouvrent le champ des hypothèses. Est-ce — vraiment — l’homme qui promène son chien ? Qui est réellement au centre de la photo ? La relation entre le maître et son compagnon animal serait-elle le fruit d’une construction dans un imaginaire collectif à travers les médias ?

Les sujets, ici, incarnent une dualité inséparable. Celle de l’animal et de son maître ou l’inverse ? Qui promène qui ? Qui dirige la balade ?

Plus qu’une œuvre qui s’inscrirait dans la tradition d’observation Balzacienne, il s’agit d’une anthologie qui pose les bases d’une expérimentation scientifique qui vient corroborer la posture et le regard du médecin qu’est le Docteur Helder Vinagre — qui sans le savoir a lancé les prémices d’une réflexion socio-culturelle.

Parentalités est non seulement l’illustration éblouissante d’une mise en abîme photographique et d’une observation sociologique du monde dans lequel on vit, mais également une invitation au lecteur à s’interroger sur l’évolution de la place du compagnon animal et à se forger sa propre opinion. 

De surcroît, il s’agit du parachèvement d’une exposition qui a eu lieu à la maison de la culture d’Avintes au Portugal en février 2024 qui a suscité beaucoup d’intérêt à la fois sociologique, philosophique et même éthologique auprès du public.
Laissez-vous guider, le temps d’une déambulation, dans un enchevêtrement d’observations complexes mais délicates où Helder Vinagre s’affranchit du simple cadre de photographe et se pose a fortiori comme photojournaliste.

Préface du livre de Helder Vinagre, Parentalités…

Ceci n’est pas un livre de photos

Il est une attitude qui manque cruellement à notre décennie. Une délicatesse que l’on retrouve chez les pianistes qui, d’une main de maître, effleurent les touches d’un piano. Un geste que les peintres exécutent lorsqu’ils brossent des figures à travers une toile. Une caresse perceptible dans le cinéma d’antan et sa poétique des plus romantiques.

Aujourd’hui, cet inframince ne se perçoit guère dans notre quotidien et encore moins dans les grandes villes comme Paris, où le foisonnement et l’agitation annihilent cette légèreté tant recherchée.

Il faut avoir du cœur et a fortiori une remarquable sensibilité pour arriver à prendre du recul, puis à prendre le temps de percevoir, dans un Paris aussi foisonnant, ces petits gestes emplis de charme et d’affection. 

Il en faut de l’insouciance de nos jours pour faire un tel ouvrage. Car ceci n’est pas un simple livre de photos. Il s’agit d’une invitation au lecteur — qu’il soit parisien, voyageur, ancré, de passage — à redécouvrir cette sensation d’émerveillement, de surprise, par l’intermédiaire du regard de Laurent Dufour sur sa ville de naissance : Paris.

Mieux qu’un commun recueil de photographies de rues, il s’agit d’un ouvrage prodigieux invitant à l’observation et la méditation autour du monde dans lequel on vit grâce à une mise en abyme en toute subtilité. 

À la recherche de cette légèreté perdue, faite d’instants suspendus de douceur ou de vie, il parcourt depuis les années 2000, la ville lumière dont il n’éprouve aucune lassitude. Tel Balzac, il dépeint ce foisonnement d’humains au quotidien, qu’il observe à partir de son Petit observatoire de la vie parisienne. Sans le savoir, et tel un scientifique, il en a compilé un Petit carnet d’une vie parisienne. Toujours dans une envie de nous faire plonger dans la vraie capitale et de nous en montrer les Coulisses. Ce piéton à Paris n’en est pas à son premier coup d’essai et signe ici une œuvre des plus nobles, consistant à faire vivre ces photographies sur du papier et à en faire renaître la sensualité originelle.

À travers ce florilège de photographies prises spontanément, Laurent Dufour invite à partager un Paris pittoresque avec cette insouciance retrouvée, fruit d’une observation hebdomadaire pendant ses balades avec le collectif Regards parisiens.

Un Paris authentique, cinématographique parfois nostalgique que Laurent Dufour a suspendu avec délicatesse et immortalisé sur film avec son emblématique Hasselblad 500 C/M ou l’un de ses nombreux appareils photos.

Des parisiens in situ qui défilent dans un décor sublimé, des rêveurs assis dans un jardin, déambulant à travers l’emblématique capitale mondiale, affairés sur leurs téléphones portables, assis à la terrasse d’un café ou tout simplement en train de lire sur un banc… Un théâtre émouvant qui fait jeter un autre regard sur ce et ceux qui nous entourent, que l’on peine parfois à imaginer ainsi, avec autant de douceur et de bienveillance Le photographe a su capter des perspectives surprenantes, des instants parfois insolites, un point de vue frappant ou un panachage de couleurs et lumières éblouissantes que le spectateur parisien s’amusera à découvrir ou redécouvrir au fil des pages, non moins que l’étranger qui rêve ou ne rêve pas encore de notre capitale. Un beau livre qui permettra aussi, sans doute, aux historiens des temps futurs de s’immerger dans le Paris de ce début de siècle, d’en retrouver l’ambiance, de frôler du regard les hommes et les femmes ordinaires qui y ont vécu.

Laissez-vous donc guider à travers le regard affectueux mais des plus sincères de Laurent Dufour, qui a forgé ces cartes postales d’un temps en alliant harmonieusement le photojournalisme et la photographie romantique mais non moins historique.

C’est sûrement ça, l’insouciance retrouvée.

Préface du livre de Laurent Dufour, Paris ou l’insouciance retrouvée

Photo : Laurent Dufour

Exposition « Dijon, c’est eux, Dijon, c’est nous »

Dan Latif, journaliste de formation, est un photographe originaire de Dijon. Ses influences multiculturelles lui ont forgé un goût pour la rencontre. Il le dit d’ailleurs lui-même, « la
photographie de portait a réveillé en moi une sensation particulière, une madeleine de Proust qui me pousse à être reporter-photographe depuis mon enfance ». Dan Latif aime les gens et cela se ressent dans ses photos.

En février 2022, il a effectué une exposition de portraits des habitants du quartier des Batignolles
à Paris intitulée « Regards urbains », en partenariat avec la mairie du 17 ème . Fort du grand succès de
cette exposition, Dan Latif a émis le désir de reproduire l’expérience dans sa ville natale qu’il
connait très bien, la ville de Dijon. Son souhait était de dévoiler la diversité culturelle de Dijon entre patrimoine et modernité à travers les portraits de ses habitants. La mairie a soutenu ce projet avec enthousiasme, voyant l’occasion de rendre hommage à tous ces visages dijonnais.

L’exposition « Dijon c’est eux, Dijon c’est nous » met à l’honneur les dijonnais qui font la vie citoyenne de la ville et de ses quartiers. Les portraits choisis montrent la richesse et la diversité des habitant des neuf arrondissements. Dan Latif, dans sa pratique photographique, a un héritage documentaire qui lui vient de son métier de journaliste. Aussi, pour chaque portait, il est allé à la rencontre des dijonnais au hasard, avec une démarche de « reporter du quotidien ». La prise photographique a toujours eu lieu sur le vif, en situation, afin de rendre compte au mieux de chaque personnalité et de sa sincérité.

Exposition sur les grilles du jardin Darcy de Octobre 2023 à Février 2024

Pauline Escande-Gauquié
Commissaire de l’exposition

Copenhagen Distortion : et la rue devint Festival

Il est 9h du matin à Copenhague, quand soudain dans le quartier de Vesterbro retentit un « SCHHLLLAAKKBOOOMM ». L’on se dit qu’il s’agit encore d’un feu d’artifice et pourtant, en ce mercredi 1er juin, les danois n’ont rien de particulier à célébrer. Des visages surgissent à travers les fenêtres des immeubles de la rue Skydebanegade, à deux encablures de Kødbyen — littéralement le quartier de la viande, sorte de halles géantes où les bouchers et autres grossistes en viandes fournissaient les grandes cuisines et institutions.

Un camion est stationné en pleine rue, deux hommes et une femme vêtus de noir s’affairent à décharger des grilles le long des immeubles. L’une tend les grilles, le second les installent et le troisième verrouille le tout d’un coup de visseuse et s’enfuient aussitôt. « Ça y est, ils nous reconfinent encore » bougonne un résident. 

Arrive une autre équipe qui apposent des bannières publicitaire pour la nouvelle série Amazon « The Boys », en dessous de ces dernières une série de gouttières auxquelles sont reliées un entrelacs de tuyaux jaunes qu’ils enfoncent dans la bouche d’égout avoisinante. Et voilà, le tour est joué, les pissotières sponsorisées sont installées aux premières loges, les voisins sont ravis !

Félix, un Copenhagois, s’enthousiasme d’avance : « demain, c’est le premier jour de Copenhagen Distortion, ça va être la folie dans tout le quartier ». Et pour cause, « cela fait deux ans qu’on a pas eu d’édition de ce festival de musique » qui accapare les rues de la capitale avec différentes scènes où chanteurs, danseurs et DJ enchaînent leur show.

Le lendemain matin, la pluie diluvienne et le calme dans les rues laissent à croire que le Festival n’aura pas lieu… seul un bus scolaire rebadgé Skålebussen, le bus de la santé, et l’omniprésence des toilettes de chantier dans le long de la rue Halmtorvet laissent à croire qu’il va se passer quelque chose pourtant les danois sont encore au bureau. Ce n’est qu’à 17h que l’afflux des passants, chacun une cannette ou bouteille à la main, certains ont carrément une palette de bières, d’autres qui ont grand soif transportent des sceaux qui laissent transparaître un liquide jaune fluo, dans lequel a été parsemé quelques pailles. 

Après l’homme qui danse avec un ananas à la main, rencontre avec Eliott qui se promène avec un panneau stationnement interdit. Un accessoire qui a le mérite d’attirer non seulement les regards mais la sympathie de nombreux festivaliers et lui assure définitivement le titre de « Party entertainer ».

La foule commence à s’aliéner au son du duo de DJ Namunel et Tripolism, concentrés à mixer de la techno sur leurs platines. Le centre a quasiment été bouclé, plus aucune voiture ne circule, car la rue est bondée et c’est bien « le seul moment où vous verrez un danois marcher en pleine rue car ici, tout le monde respecte les règles : le piéton, le cycliste et l’automobiliste sans exception » explique Thomas, mais là « c’est le chaos » reconnait-il en portant son vélo de compétition pour essayer de se frayer un chemin à travers la foule pour regagner son domicile.

Pendant que certains célèbrent, d’autres se frottent les mains. Parmi la foule de festivaliers qui affluent de la gare, des individus déambulent le long des raveurs avec leur vélo triporteur ou armés de gros sacs transparents. Tels des pickpockets, ils sont à l’affût et dès qu’ils aperçoivent une canette de bière, de soda ou tout ce qui contient une consigne, ils ramassent frénétiquement ce précieux contenant à tout va.

« C’est fini ? » lance Omar à ce couple qui a posé nonchalamment leurs bouteilles à leurs pieds. À peine, eurent-ils le temps de hocher la tête qu’il avait déjà saisi les deux flacons, les retournant pour en vider le restant de liquide et aussitôt dans le sac, il continue à scruter les moindre recoins à la recherche de la moindre canette. « Les bouteilles en plastique rapportent le plus, faut faire attention que les canettes de bière ne soient pas écrasées et parfois les étiquettes sont arrachées ou viennent de Suède donc on peut plus les retourner en magasin, celles-la je ne les ramasse pas » détaille-t-il à l’affût du prochain précieux trésor que beaucoup de danois jettent négligemment.

Pour eux, c’est juste une couronne, mais pour moi à la fin de soirée ça fait un bon billet, surtout pendant ces événements raconte ce chasseur canettes. « L’écologie a bon dos » ricane-t-il, le nomb re de canettes ou bouteilles explosées est hallucinant, et « tout ça c’est de l’argent qu’on ne récupérera jamais ».

Existe-t-il plus grand plaisir que de se balader dans la rue et voir s’improviser sous vos yeux un festival auquel vous êtes non seulement invités mais de surcroît en famille ?

Bienvenue à Copenhague, au Festival Distortion Copenhagen où la scène se passe, à travers plusieurs quartiers, où la rue est enfin à vous.

Pluie et 11 degrés annonce la météo… Mais il en faut bien plus pour effrayer les danois. Parapluie, bottes et cirés, tel est le thème de l’étonnant défilé permanent de festivaliers qui affluent de la gare. Malgré la grisaille, les danois gardent le sourire.

Fini la galère des billets, ceux que tout le monde achète un an en avance pour finir par les revendre sur Facebook l’avant veille. Finis les chichis des attachés de presse qui rivalisent admirablement bien avec les videurs de boîte de nuit des années 80.

C’est gratuit et tout le monde est le bienvenu, avec ou sans sa boisson ! Enfin, contrairement à d’autres festival en France, le bon esprit est omniprésent et il n’y a pas de relou qui ne tiennent plus debout. Pas surprenant, vous êtes au pays du « hygge » où l’ambiance en famille règne.

Daniel Latif
Photos : DL /DR